Le pacifisme de Déguignet et la guerre russo-japonaise de 1904-05

Les journaux, du moins un certain nombre d'entre eux, disent que jusqu'à présent il n'y a encore rien de fait. Deux ou trois bâtiments de coulés de chaque côté, Vladivostok et Port-Arthur bombardés par les Japonais, sans résultat [4]. Cependant, on dit que les Japonais ont débarqué 200 000 hommes dans la presqu'île de Corée. C'est quelque chose, cela ! Ils ont pris ainsi un empire au nez et à la barbe des Ruses, que ceux-ci comptent reprendre ... à leur tour, quand ils seront en nombre, puisque le général en chef Kouropakine [5] a dit qu'aucun Japonais débarqué en Corée ne retournera plus chez lui. Mais il est probable que le chef japonais en a dit autant des Russes qui mettront les pieds en Corée. Alors, il y aura une extermination complète des deux armées, pour le plus grand bonheur de l'empereur de Corée, qui pourra remonter sur son trône, d'où les Japonais l'ont fait descendre [6]. Ce qu'il y a de plus curieux là-bas, c'est que toutes les nations ont des escadres par là, et qu'elles restent parfaitement paisibles en regardant les Russes et les Japonais se foudroyer et se couler les uns les autres, quoique les Anglais aient un traité d'alliance avec les Japonais, et les Français avec les Russes ! Ces traités, qui ont fait tant de bruits dans les visites et dans les banquets, ne signifient donc rien ? Les Français et les Anglais, les Anglais surtout, ont aussi des navires de guerre de première force, et qui ne font rien. Pourquoi ne pas les mettre à l'épreuve, puisque l'occasion se présente? Et puis les autres puissances viendraient ensuite, et alors on aurait au moins une guerre universelle, qu'on n'a pas encore vue. Quelle guerre, ma Doue beniguet, sur terre et sur mer, toute la planète en feu, quoi. Quel beau spectacle pour les habitants de Mars et de Vénus qui contempleraient ça avec leurs grands télescopes ! Il n'en manque pas parmi les journalistes politiciens et les diplomates, des prophètes qui annoncent cette grande conflagration générale. Mais comme il y a des contre-torpilleurs, il y a aussi des contre-prophètes, qui annoncent le contraire. Donc, il faut laisser aux évènements, ou à Dieu, comme disent les théophages [sic], le soin de régler toutes ces prophéties, qui ont autant de valeur que les prophéties apocalyptiques. Si cette guerre devenait cependant universelle, et qu'elle portât partout la destruction et la mort, on aurait ensuite forcément la paix universelle, que l'on proclame depuis si longtemps. Quoiqu'il en soit, et quoiqu'il arrive, les journalistes doivent faire leurs affaires en ce moment, en embrouillant leurs lecteurs avec toutes sortes de blagues. Des dépêches envoyées soi-disant du théâtre de la guerre, des récits des voyageurs, des histoires et des légendes sur les deux peuples en lutte, des interviews de politiciens et diplomates; [des] récits géographiques, topographiques, hydrographiques, ethnographiques, économiques, psychologiques, etc., etc., tous du reste plus ou moins contradictoires. Mais les lecteurs des journaux sont de bons enfants, ils acceptent tout, et s'en vont répéter que tout va bien, ou que tout est perdu, suivant qu'ils ont vu ou cru voir quelques bonnes ou mauvaises prophéties imprimées dans leur journal.

Quoiqu'il en soit, notre ministre de la Marine [7] n'est pas à la noce en ce moment, tout le monde [lui] tombe dessus. La haute commission de la Marine le fait paraître à sa barre en accusé, lui reprochant le peu de soin qu'il a [de] la flotte de guerre, qu'il a laissée dans un état déplorable, qu'elle se trouve dans une infériorité complète devant les autres flottes de guerre des grandes puissances. Pauvre Camille, il va probablement perdre son portefeuille de ce coup-là, et la flotte de guerre ne se portera pas mieux. On en a assez fabriqué, cependant, des navires, depuis trente ans, pour des millions et des milliards, qui n'ont jamais servi à rien qu'à figurer dans des revues, et à servir de villes flottantes à de grands seigneurs galonnés, tous nobles et jésuites. Et même en guerre, sont-ils plus avancés avec des navires en fer coûtant 40 millions, puisqu'on les coule aussi facilement qu'une simple pirogue? Les Américains coulèrent en deux temps et trois mouvements tous les cuirassés espagnols [8] ; et voici que les Japonais viennent de couler également presque toute la flotte russe de l'Extrême Orient [9]. Ne vaudrait-il pas mieux fabriquer des navires en bois, en liège ou même en papier, puisque aujourd'hui on fait tout avec le papier, jusqu'à des roues d'engrenage ? Ces grandes forteresses flottantes ne servent pas plus que les forteresses des ports et des villes. Jamais ces forteresses n'ont empêché les ennemis de pénétrer clans ces ports et dans ces villes ; elles ne servent qu'à prolonger la misère des habitants, en les comblant de toutes sortes de calamités et d'horreurs, ces pauvres habitants qui n'ont rien fait pour mériter ces horreurs. Mais quand on parle de ces choses-là à beaucoup de gens, ils répondent: « Mais il faut bien que la France se garde contre les autres puissances, toutes armées jusqu'aux dents ! » Oui, il paraît que nos gouvernants aiment beaucoup à voir la mer couverte de nos cuirassés, et nos côtes hérissées de forteresses, de canons et de torpilles. Mais ces cuirassés, ces forteresses, ces canons et ces torpilles, fussent-ils vingt fois plus nombreux, n'empêcheront jamais, le cas échéant, l'ennemi d'entrer en France, elle en a vu la preuve déjà plusieurs fois. Alors, pourquoi continuer ces inutiles et ruineuses constructions ? Il y a encore un argument que les gens à courte vue ne manquent pas de donner là-dessus: c'est l'argument du travail. Oui, cela donne du travail à beaucoup d'ouvriers, mais c'est un travail inutile et ruineux. Ces ouvriers pourraient être employés à faire des travaux utiles et fructueux. Au lieu de les employer à fabriquer des instruments de mort, ils pourraient être employés à des travaux qui donnent la vie avec un peu de bonheur. J'ai indiqué ailleurs à quelles sortes de travaux les prolétaires, tant qu'il y en aura, pourraient être utilement et fructueusement employés. Mais j'ai indiqué aussi comment ces prolétaires pourraient s'employer eux-mêmes à des travaux utiles et rémunérateurs, s'ils voulaient bien s'entendre.

Ce que je trouve curieux dans cette guerre russo-japonaise, c'est que tout le monde dit que les Japonais sont très civilisés et, de plus, très humains, et on en dit autant des Russes. Eh bien, mais alors, pourquoi vont-ils se massacrer, et même tant faire endurer des misères effroyables aux populations des villes et des campagnes ? Est-ce pour avoir l'agrément de montrer ensuite leur humanité? S'ils ont tant d'humanité, et puisqu'ils ont réuni là-bas de nombreuses armées, ils feraient bien de les employer à détruire les bandits et les fanatiques qui infestent ces régions d'Extrême-Orient, alors ils feraient œuvre d'humanité, en débarrassant celle-ci de toutes ces bêtes féroces. Et puis après, cette œuvre accomplie, ils pourraient s'arranger à l'amiable au sujet de la Corée et de la Mandchourie. Et qu'importe aux populations de ces pays d'être gouvernés par l'empereur de Russie ou par celui du Japon, par le blanc ou par le jaune ! Et qu'importe à ces deux empereurs d'avoir à gouverner des centaines de millions d'individus, ils n'en seront que plus malheureux! Moi, je crois que le Prince de Monaco, qui n'a à gouverner que 12 500 habitants, se trouve mieux que tous ces rois et empereurs, et ses sujets également. Et le président de la République de Saint-Marin, avec ses 7 800 habitants, se trouve mieux que le président de la République des États-Unis avec ses 75 000 000 ; dans ces petits États, on n'entend jamais parler de guerre ni [de] révolution. Les contribuables, dans ces pays-là, ne doivent pas être bien grevés, puisqu'il n'y a ni armée, ni marine, ces fléaux et ces ruines des grandes puissances. Oui, puisque toutes les puissances sont en armes maintenant, et qu'elles veulent tuer du monde, elles devraient non s'amuser à tuer de braves et honnêtes gens, des jeunes gens espoir de l'avenir, mais les peuples sauvages, les Boxers, les Conguisses, les Tongas, les Apaches, les voleurs, les pickpockets, les bandits, les assassins, les cambrioleurs, les fanatiques et beaucoup d'autres bipèdes inutiles et dangereux. Après ça, on pourrait désarmer et proclamer la paix universelle. Et puis alors, la terre étant purgée de tous les bipèdes malfaisants, les hommes pourraient être placés dans les meilleurs conditions possibles, étant tous frères et amis.

Mais il faudrait aussi brûler tous les livres de théologie, de métaphysique, des lois et codes, de psychologie, et autres milliers de livres de toxicologie morale et intellectuelle. Il ne faudrait garder que les livres traitant des arts et des sciences, les meilleurs, les plus récents. Et puis, quoique les mauvais, les dangereux et les inutiles aient réintégré le néant, il faudrait se mettre à améliorer la race, au physique et au moral, le plus possible, comme on a amélioré les autres animaux et les végétaux. Et ces choses-là pourraient se faire aujourd'hui avec une facilité extrême. Il suffirait que tous les potentats, les diplomates, les philanthropes, les savants de toutes catégories et de tous les pays se réunissent dans une entente générale et parfaite pour purger la terre entière des êtres inutiles et dangereux, de ces vermines, de ces renards, de ces chacals, de ces tigres et ces loups qui y pullulent sous forme de bipèdes humains. Les puissances disposent aujourd'hui de tous les moyens possibles pour accomplir cette œuvre, la plus grande, la plus belle et la plus cligne de l'humanité.

Mais voilà le malheur; car je vois en effet [que] le tzar de Russie, au lieu de s'adresser aux potentats, aux diplomates, aux philosophes, aux philanthropes et aux savants pour régler les questions humaines, les seuls capables de les régler, s'en va, comme les anciens Israélites, voire même les Grecs et Romains, demander conseil et aide à son dieu. Ah! le pauvre imbécile! Il ne sait pas qu'il attire ainsi sur lui [la] honte et la pitié du monde entier. En allant prier son dieu à Moscou, il devrait penser, s'il pense quelque chose, que ce fut là que le célèbre Rostopchine sauva la Russie en 1812, non pas par des prières inutiles et imbéciles, mais par le feu [10]. Pauvre fou ! Pendant qu'il demande secours à son dieu juif, les Japonais broient et coulent ses navires et ses soldats dans la mer du Japon, pendant que les fantassins du Mikado écrasent les soldats russes à terre, prennent des prisonniers et des canons à volonté, s'emparent des villes et des provinces immenses telle que la Corée et la Mandchourie, cet idiot Nicolas reste se prosterner comme un bonze aux pieds d'un bandit crucifié. Ce bandit, apostat et imposteur, lui a fait dire cependant que celui qui se sert de l'épée mourra par l'épée. Tant pire pour lui ! Il lui a fait dire aussi, par Luc, qu'il ne fallait jamais chercher querelles à ses ennemis, qu'il fallait au contraire les protéger et les aimer plus que les amis (Luc VI. 27; Matthieu VI. 44). Où diable va-t-il donc, ce « petit père», comme l'appellent ses sujets, se brouiller encore avec son dieu juif, comme s'il n'avait pas assez d'être brouillé avec celui des Japonais, bon et paisible Bouddha? L'armée russe, aujourd'hui, ressemble à l'armée de 1870-71. Celle-ci fut mise en déroute du premier coup par les Prussiens, grâce à l'imbécillité des chefs. Il en est de même de l'armée et de la marine russe. Là, on voit aussi que les chefs n'ont ni bravoure, ni aucune connaissance des choses de la guerre. Les premiers soldats français qui partirent en 1870 crièrent : « À Berlin, à Berlin! ... » Beaucoup d'[entre]eux allèrent en effet à Berlin, ou dans d'autres villes prussiennes, mais en vaincus, comme prisonniers. Les premiers Russes qui partirent du côté du soleil levant crièrent aussi : « À Tokyo, à Tokyo ! ... » Et en effet, il doit y avoir beaucoup d'entre eux par là maintenant, mais comme nos Français étaient en Prusse. Voyant la facilité avec laquelle ils battent et détruisent armée et marine russes, ces petits audacieux jaunes viendront sans doute avec leurs flottes, celles-ci n'ayant plus rien à faire là-bas, attaquer Sébastopol et Odessa dans la Mer Noire, et quand ils auront pris ces villes, ils viendront dans la Baltique pour prendre Saint-Pétersbourg. Et puis que les Chinois se mettent alors avec les Nipons, leurs frères jaunes, les Russes seraient pris de tous les côtés et sur tous les points. Ce serait alors le péril jaune dont on parle souvent. Les blancs resteraient vraiment bleus de ce coup-là ! Ceux-ci ont voulu apprendre l'art de la guerre à ces jaunes, ils verront alors que leurs élèves sont devenus leurs maîtres. Il serait donc temps que [les] blancs, tous les blancs, prennent les armes pour écraser les jaunes, s'ils ne veulent pas être anéantis par eux.