L'enfant à la piqure d'abeille
Intégrale, page 33-36.
Seuls les veines du cou et quelques petits mouvements des lèvres indiquaient que je n'étais pas encore tout à fait un cadavre. Cependant, dans la matinée du cinquième jour, mon esprit qui avait tant couru même après les essaims et les couriquets [1] revint se reposer dans les lobes de ma cervelle qui avait cessé de fermenter. [...]
Cependant, si cette inconscient abeille me causa tant de maux et de désagréments, elle contribua à faire développer mes facultés mentales de façon extraordinaire que la science phrénologique explique fort bien du reste . [...]
À la Saint-Michel mon père vendit six des ruches les plus lourdes et j'eus mon habillement neuf comme on me l'avait promis, c'est à dire un pantalon en toile, un chupen [2] , et un chapeau.
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Éleveur d'abeilles en Provence
Intégrale, page 315-317.
Un jour, en nous promenant et philosophant dans les sentiers des environs d'Aix, nous nous trouvâmes en face d'un petit enclos, à la porte duquel il y avait une enseigne en grosses lettres ainsi libellée : « Marcellin, apiculteur praticien ».
« Quel métier que c'est ça ? demanda Orticoni.
- Ça, dis-je c'est le métier d'éleveur d'abeilles ».
Mais, pendant que nous causions, à la porte, M. l'apiculteur, qui se promenait sous les arbres de son établissement apicole, vient très poliment nous inviter à entrer dans son ermitage, car c'était un véritable ermitage, quoiqu'il fut habité par plusieurs millions d'habitants ailés, et nous fit voir son rucher, un modèle nouveau.
§ +/- C'était une longue baraque
C'était une longue baraque, dans laquelle les ruches étaient placées en rangs superposés. Les abeilles sortaient et rentraient dans leurs ruches respectives par des fentes pratiquées dans le mur, chaque fente correspondant exactement à une ruche. Chaque ruche avait une vitre sur le derrière, par laquelle l'apiculteur pouvait examiner l'état intérieur de la ruche sans déranger les abeilles, et sans en être incommodé. Ces ruches étaient carrées et en bois de sapin. Il en mettait deux les unes sur les autres, et quand elles étaient pleines toutes les deux, il prenait celle du dessus et plaçait une ruche vide en dessous de l'autre. C'était très simple et très commode. Il ne risquait jamais d'être piqué par ses abeilles. Il n'avait pas besoin de sacrifier ces bonnes ouvrières, de les étouffer comme cela se fait presque partout, pour prendre leurs produits.
Quand nous eûmes tout vu, il nous conduisit dans sa bastide, petite maisonnettes sans étage, mais dans laquelle rien ne marquait pour le confortable. Il nous fit boire de toutes sortes de liqueurs fabriquées par lui avec du miel et des fruits. Nous mangeâmes aussi des gâteaux au miel, car tout était au miel chez lui, comme chez les dieux du nord. Il avait écrit une brochure expliquant son système, qu'il expédiait pour deux francs cinquante à ceux qui en lui en faisaient la demande. Il allait aussi dans les châteaux donner des leçons pratiques à certains seigneurs qui voulaient se distraire avec les abeilles. Enfin, mon ami et moi, avions conclu que cet homme devait être assurément le plus heureux du monde, et Orticoni dit de suite qu'il ne manquerait pas de suivre son système dès qu'il aurait fini son temps de service. Moi j'en disais autant. Mais malheureusement, je vis que ce système de culture artistique et forcée des abeilles n'était applicable que dans les pays chauds, où les abeilles trouvent à butiner presque toute l'année. En Bretagne, la saison du miel ne dure que quelques semaines, fin juillet et commencement d'août, et, si le temps devient mauvais pendant ces quelques semaines, l'année mellifère est nulle. Néanmoins, un apiculteur soigneux peut obtenir de cinq à six francs par an et par ruche, de sorte qu'avec une centaine, il pourrait vivre comme un seigneur. À partir de ce jour, nous parlions constamment d'abeilles, et de nos projets d'existence future. La belle existence indépendante de cet ermite apiculteur nous avait porté envie. Oritoni avait déjà un frère en Corse, me disait-il, qui vivait ainsi, non avec des abeilles, mais avec des poules et des lapins. Un vieux philosophe comme lui, se moquant des grandeurs et des glorioles de ce monde. Nous retournâmes plusieurs fois encore chez l'ermite apiculteur, où nous étions toujours bien reçus, ainsi que chez le savant physicien météorologiste.
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L'art d'élever les abeilles
Intégrale, page 803-805.
Je n'ai pas pu oublier le projet que j'avais fait d'aller, en ermite, habiter ce désert sauvagement merveilleux [3] , où j'aurais passé ma vie au milieu de mes amies les abeilles, paisible, loin du bruit, des fracas, des tracassements, des félonies, des canailleries et des horreurs du monde civilisé ...
C'est en pensant à cet ermitage manqué [3] que je me (suis) mis, aujourd'hui, à écrire un petit traité sur l'art d'élever des abeilles.
§ +/- Et cela, aussi,
Écrire un traité scientifique et artistique dans une vieille langue barbare comme le breton, c'est presque impossible, puisque les choses principales vous manquent : les mots. Dante se plaignait, en écrivant sa fameuse Divina Comedia, de ne pouvoir s'exprimer comme il aurait voulu, et comme le sujet demandait, dans une langue encore au berceau : « lingua chi chimai mama a babo » (langue qui appelle mère et père). Notre vieille langue bretonne, une des plus vieilles peut-être, est cependant encore au berceau, et dans lequel elle mourra sans doute. [...]
Enfin, quoiqu'il en soit, je me suis mis à écrire, en breton, ce petit traité d'apiculture, mais comme les curés en leurs sermons, je suis bien obligé d'employer beaucoup de mots français, et même de mots latins, puisque apiculture vient du latin apis (abeille) et cultor (laboureur). Et toutes les matières dont les abeilles ont besoin pour la fabrication des petits vers, et toutes les transformations que ces vers subissent pour devenir abeilles, sont toutes désignées par des mots latins ou des mots grecs. Il est vrai que les régionalistes, non bretonnants, ont dit dans leur programme en s'adressant aux poètes et autres écrivains, qu'ils devront dans leurs poèmes et dans leur prose, s'efforcer de mettre leur peine (o foan), d'enrichir la langue bretonne et de relever l'esprit des Bretons. Cela est fort bien. Enrichir la langue est chose facile, je l'enrichis joliment et forcément dans mon petit traité apicole. Pour quant à relever l'esprit des Bretons, c'est une autre question, une question anatomique et anthropologique. Oui, si ces régionalistes non bretonnants donnent le premier prix à celui qui aura le plus enrichi le breton, je suis persuadé qu'il me reviendrait, en même temps que le prix d'apiculture, car je ne connais dans la Bretagne bretonnante le moindre petit apiculteur.
Or, pour faire un traité d'apiculture, il faut être apiculteur, non pas un apiculteur en chambre comme nous avons des cultivateurs en chambre. Il faut avoir pratiqué les abeilles pour les connaître, les avoir beaucoup étudiées pour connaître leurs mœurs et savoir les moyens de tirer d'elles les plus grands profits possibles. Je sais bien que les paysans, ici, ont presque tous dans leurs fermes quelques ruches d'abeilles. Mais ces abeilles sont pour ainsi dire abandonnées à elles-mêmes, dans de mauvaises ruches, souvent à moitié pourries, écrasées sous des charges de mottes, de pierres, de vieux vases de terre ou de fer, perdues parmi l'herbe et les ronces. Du reste, les superstitions dont sont entourées ces filles d'Aristée, les protègent contre tout progrès en ce pays arriéré. On sait que les superstitions sont nombreuses chez les Bretons, mais sur aucune autre chose elles ne s'étendent autant que sur mes abeilles. C'est ici surtout que l'on peut voir l'ignorance des Bretons et le manque complet d'esprit d'observation. Et en effet, je connais ici de vieux Bretons, des paysans qui cultivent des abeilles depuis 50 ans, et qui ne connaissent encore rien, absolument rien, des mœurs de ces insectes intelligents, sinon les superstitions dont ils sont entourés. Et essayer de les détourner de ces superstitions est chose inutile. Si on s'avisait à dire à un de ces apiculteurs que ses abeilles ne vont jamais et ne peuvent aller plus loin que deux kilomètres de leur demeure, on serait bien vite remisé, traité d'imbécile et d'âne : il serait prêt à vous donner des témoignages des marins qui ont vu des abeilles sur leur navire lorsqu'il se trouvait à plusieurs milliers de lieues de la terre. Cela s'est vu certainement. Mais les marins qui ont vu des abeilles sur leur bâtiment en pleine mer, c'est justement parce que ces insectes craignent la mer ainsi que toutes les grandes étendues d'eau. Ces abeilles étaient allées chercher des matières grasses sur les mâts du bâtiment lorsque celui-ci était amarré au quai, mais qui quitta ce quai alors que ces insectes étaient occupées à sucer la matière grasse qui leur sert à fabriquer la propulis [4] dont elles ont besoin pour boucher les cellules ou alvéoles, soit sur le miel, soit sur les vers qui doivent devenir des abeilles. Une fois que le bâtiment s'est éloigné à cent mètres seulement de la terre, ces abeilles ne le quitteront plus, tellement qu'elles ont peur de l'eau. Et quand ces pauvres apiculteurs affirment que ces abeilles sont obligées d'aller à la mer chercher de l'eau pour saler le miel, en voilà une bonne ! Ils disent aussi qu'elles sont obligées d'aller en Amérique chercher du caotchoug [sic] pour boucher les alvéoles de leur rayons, car la propulis [4] dont elles se servent pour cela ressemble beaucoup au caotchoug, laquelle du reste, ils ne savent ce que c'est, d'où elle vient, ni comment les abeilles la fabriquent, pas plus qu'ils ne savent avec quoi ni comment elles fabriquent la cire. Car tous ils vous affirmeront que c'est avec le pollen, cette fine poussière qu'elles vont cueillir sur les fleurs pour nourrir les vers, qu'elles fabriquent la cirez. Jamais ils n'admettront que la cire est fabriquée avec du miel, quand même que le dieu des abeilles viendrait lui-même le leur dire. Ils vous affirmeront aussi que les essaims qui viennent durant la semaine du saint sacrement font dans leur ruche l'image de cet emblème christocatholique, aussi qu'ils vous assureront qu'une mère morte dans une ruche peut être remplacée par un épi de seigle trempé dans coc'h pimoc'h [5] . Et puis ils disent que quand le propriétaire d'un rucher est mort, c'est fini pour les abeilles, on n'aura plus de chance avec elles, car pour ces savants apiculteurs, toute la science apicole réside dans la chance. Pas de chance, pas d'apiculture. Ils affirment encore que personne n'a jamais vu et personne ne verra jamais comment les abeilles travaillent.
Ce sont ces superstitions et ces erreurs qui empêchent l'art apicole d'avancer chez les Bretons, un art agréable et en même temps lucratif, au moyen duquel bien de misérables familles rurales pourraient transformer leur purgatoire en paradis terrestre. J'en vois par ici un grand nombre de ces malheureuses familles qui ont une maisonnette avec quelques arpents de terre dans les montagnes, ou sur les bords de vieilles routes abandonnées, où elles ne peuvent vivre que de pommes de terre et de pain noir. Si ces familles avaient la moindre connaissance de l'art d'élever des abeilles, elles feraient de leur triste séjour un véritable éden. Je ne sais pas ce que ces régionalistes bretons non bretonnants vont faire de mon petit traité d'apiculture, écrit en breton, comme ils le demandent. Cependant, je suis certain que, s'ils voulaient le faire imprimer et le faire parvenir entre les mains de ces malheureux auxquels je l'adresse spécialement, ils pourraient rendre un grand service. Car je pense que, malgré leur ignorance et leurs sots préjugés, en lisant ce petit traité pratique, clair et précis, ils finiraient par comprendre la raison, et jetteraient au diable les préjugés et les superstitions concernant les abeilles.
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Un traité de bretonnant
Intégrale, page 808-809.
J'ai expédié aujourd'hui même, 6 juin 1903, ce petit traité d'apiculture à Saint-Brieuc, à un personnage nommé Vallée [6] , auquel on a dit d'adresser tous les travaux faits en breton de Léon, de Tréguer et de Cornouaille. Il paraît que ce monsieur est un celtisant émérite, il faut qu'il le soit s'il arrive à se débrouiller dans tous ces jargons écrits ! Je les comprends aussi, ces trois idiomes, quand ils sont parlés, mais en écrits je suis obligé de me torturer l'intellect pour deviner ce que les auteurs ont voulu écrire. Car d"abord, les mots bretons qu'ils écrivent sont orthographiés d'une telle façon qu'il est impossible de les prononcer en vrai breton, et ensuite ils écrivent une foule de mots qui ressemblent plutôt au chinois et à l'arabe qu'au breton, et dont nous autres Bretons bretonnants n'en avons jamais entendu parler. Mais ces écrivains, qui se disent celtisants, prennent peut-être ces mots barbares dans les différents idiomes celtiques, qui sont très nombreux, puisqu'ils considèrent comme peuples celtiques non seulement les Bretons mais aussi les Basques, les Irlandais et Écossais, dont les dialectes cependant diffèrent autant entre eux que le russe et le français.
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