4.1 Famille nombreuse
« Mes parents ne vécurent à Cascadec qu'un peu plus de deux ans. En 1929, mon père fut affecté au laboratoire tout neuf de la papeterie Bolloré à Odet, sur la rivière du même nom, à quelques kilomètres en amont de Quimper, où ils vinrent donc s'installer. C'est donc aussi à Quimper que je naquis, le 9 mars 1931, troisième enfant après mon frère ainé Guy, né en 1927, et ma sœur Annick en 1929 ...
Ma naissance fut suivie de celle de mes frères Loïc, en 1935, Henri, en 1937, Gildas, en 1939, Dominique, en 1944, et de ma sœur Marie-Noelle en 1946.
Les familles nombreuses étaient fréquentes à cette époque, surtout en terre catholique de Bretagne, moins sans doute dans l'intention de peupler la France du plus grand nombre possible de croyants que par manque de moyen contraceptif, ou plutôt par manque de moyen contraceptif à la fois autorisé par le Vatican et efficace. ».
4.2 Le laboratoire de chimie d'Odet
« Cette part importante de son existence qu'était sa vie professionnelle, mon père en parlait assez peu à la maison, mais il nous est arrivé de l'accompagner à l'usine et alors, il nous faisait visiter « son » laboratoire et nous expliquait ce qu'il faisait. Je me souviens en particulier d'un appareil qu'il avait conçu lui-même pour tester - si je ne me trompe - la vitesse de combustion du papier à cigarette : il s'agissait d'une série de petits tuyaux, dans une cage de verre, auxquels on embouchait une batterie de cigarettes qui se consumaient lentement, en quelque sorte une machine à fumer des cigarettes. Je vois encore mon père, qui ne fumait jamais, contempler cette tabagie expérimentale, en notant des tas de chiffres sur une fiche.
Je me souviens aussi de batteries de condensateurs à papier huilé qu'il faisait « claquer » en augmentant progressivement la tension du courant. de fait, les papeteries Bolloré ajoutèrent à la fabrication du papier à cigarette celle du papier à condensateurs. ».
4.3 L'ascension de la cheminée d'Odet
Nous étions à Quimper, rue Bourg-les-Bourgs, depuis plusieurs années ; les enfants se multipliaient harmonieusement, j'allais chaque jour à l'usine par une auto qui me prenait le matin et me ramenait le soir, sauf le samedi où l'on rentrait chez soi à midi.
Il advint qu'on fit venir un spécialiste pour vérifier l'état du paratonnerre de la grande cheminée de l'usine. Ayant constaté le mauvais état de la briqueterie au sommet de la cheminée, il nous criait de là-haut de monter voir ! Eouzan père, le contremaître, à cause de son âge et surtout un certain embonpoint s'était récusé, mais il m'incita à grimper moi-même.
Je me suis dit après tout, pourquoi pas moi ? C'est mon rôle d'ingénieur d'aller voir ce qui se passe et surtout de faire vite, car on avait dû arrêter les machines, faute de vapeur, les chaudières étant provisoirement stoppées ...
J'entrais par un carneau sous « l'économiseur » et me propulsais sur une couche de suie jusqu'à la base de la cheminée ... il faisait très chaud, il faisait assez sombre, mais tout en haut des noires parois, qui montaient vers le ciel, il y avait un petit rond lumineux !
Il fallait l'atteindre ... J’agrippais les barreaux brûlants et pleins de suie gluante et je commençais à grimper ... C'est qu'il y en avait des barreaux ... ! Certains me semblaient à demi rongés et ne tenant plus beaucoup ... J'avançais des pieds et des mains ayant toujours prise sur trois barreaux à la fois ... Il y en avait plus de 2000 ! Il faisait chaud et le ciel était loin ...
Regardant vers le bas ... quelle drôle d'impression, quelle sale impression ! Dominer le vide, arc-bouté sur cette paroi hostile inclinée en arrière ; je n'en menais pas large, mais je montais toujours sans plus revoir ce vide affreux !
Le rond du ciel grandissant, il faisait plus clair et moins chaud ... encore un effort et me voilà à cheval au faîte de la cheminée, jambe pendante au dedans, jambe pendante au dehors, m'accrochant à un paratonnerre branlant ... Il manquait des briques et celles sur lesquelles j'étais à califourchon ne tenaient plus guère !
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4.4 La redescente
Il y avait bien toujours un courant chaud qui jaillissait par la gueule de la cheminée, mais je pouvais respirer maintenant cet air pur des campagnes. Et quelle vue étrange sur les toits de l'usine ... et enfin j'aperçus une foule de badauds qui regardaient en l'air. Mais oui, on devinait tous ces yeux braqués vers le ciel, braqués sur nous deux : le spécialiste des paratonnerres et moi. Au fond, j'étais assez fier de mon exploit et j'avais agité un bras pour faire signe aux camarades, mon autre main tenant toujours bon son paratonnerre.
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4.4 La redescente (suite)
S'étant mis d'accord pour les travaux à effectuer : reprendre la briqueterie au sommet, sceller le paratonnerre et fretter la cheminée, il fallut songer à descenndre. Brrr ! Quel gouffre noir et tous ces barreaux douteux, poisseux qui formaient une échelle inclinée « en arrière » ! Et quelle échelle ! Plus de 200 barreaux (comme je l'ai déjà dit).
Lentement, je quittais ma monture pour ce sinistre cheminement de retour. Ah ! Je n'étais pas fier et n'en menais pas large ! Me voilà retombé dans la gueule du monstre qui vous lance des bouffées d'air chaud. J'avançais des pieds et des mains, ne lâchant qu'un barreau à la fois, tenant toujours ferme les trois autres.
Finalement, ce fut moins fatigant que pour monter, cette descente ! Certes, je fus tout heureux de me retrouver bien vivant sur le plancher des vaches, mais dans quel état ! Grand Dieu ! Ma combinaison kaki était devenue noire, mes gants aussi et une partie de ma figure !
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4.5 Douches froides
J'étais bon pour les douches ! Je n'eus même pas le temps de m'y rendre ... On m'appelait au téléphone : c'était Mr Bolloré (le père) qui, averti de mon exploit, téléphonait de Lausanne pour « m'engueuler copieusement ».
Ma douche était prise ! Je la trouvais insuffisante ! Et j'allais me blanchir sous la douche bienfaisante.
Pourquoi attacher tant d'importance à la « cheminée » ? La cheminée d'une usine c'est sa Vie, c'est son Âme ! Elle dispense énergie et chaleur ... Tous les ateliers sont groupés autour d'elle ... Elle fait marcher les chaudières qui, à leur tour, animent la centrale ... On la voit de loin, la cheminée ! Tout comme le clocher du village qui redit à chacun : « courage & espérance ! ».
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4.6 À 70 mètres de hauteur
Quelques années plus tard il y eut de grands travaux aux papeteries de Cascadec, on ajouta des machines à papier, on édifia une grande chaufferie, marchant au charbon ... Il fallut élever une très haute cheminée ... plus de 70 mètres !
Quelle tentation ... ! Belle, harmonieuse de forme, vierge de toute noirceur, elle était neuve, il ne lui manquait plus que son paratonnerre. Elle était toute en béton armé. Et je montais ...
De bons barreaux solides s'accrochaient aux parois, je les serrais sans crainte, et je montais gaillardement ... Oui, mais je sentis bientôt la fatigue et fus tout heureux de me reposer plusieurs fois sur de larges barreaux-refuge où l'on s'assoit.
Ainsi, par petites étapes, j'arrivais en haut, en face d'un trou carré, assez grand, permettant de monter sur un plancher provisoire. Il fallait donc faire un rétablissement dont j'ai gardé un bien mauvais souvenir !
Sur cette plate-forme, appuyé au rebord de la cheminée, je m'étais mis debout pour contempler le paysage : le canal d'amenée aux turbines, l'Isole, le déploiement sans fin des ateliers, des gens tout petits sur la route et les bois de Cascadec habillant la montagne d'un manteau de verdure. Non, je ne regrette pas d'être monté là-haut.
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4.7 Charbon
Pour donner à manger aux chaudières, il fallait du charbon, beaucoup de charbon. On employait du « grain levé » qu'on déversait sur les grilles mécaniques de nos chaudières« Babcock » [5] ; on réglait la hauteur de la couche de charbon suivant la demande de vapeur ; des wagonnets poussés à bras d'homme se chargeaient à la pelle au grand tas de charbon ; il y en avait en réserve pour plusieurs mois. Quand j'ai travaillé au laboratoire de l'usine d'Odet, je contrôlais régulièrement chaque arrivage de charbon : humidité, cendres, matières volatiles, pourvoir calorifique ...
Une fois, à Odet, on nous avait livré du charbon à matières tellement volatiles que tout le tas s'échauffait en fumant de plus en plus. Il y avait eu alerte et arrosage copieux du délinquant ! J'avais pris sa température et établi des isothermes alarmants. Par bonheur, les douches répétées firent tomber la fièvre.
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