Modèle:JMDItalie-RP-C-1 - GrandTerrier

Modèle:JMDItalie-RP-C-1

Un article de GrandTerrier.

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Mais ici ma plume est impuissante à décrire ce que mes yeux ont vu ou ont cru voir, car l’éblouissement de la scène et les larmes qui me coulaient des yeux me faisaient peut-être voir double ou voir des choses qui, en réalité, n’existaient pas. Quoi qu’il en soit, depuis l’instant où le prince parut au bout de la rue, je ne le revis plus jusqu’à ce qu’il fût arrivé sur la place, car tout le long de la rue, lui et son cheval furent complètement inondés sous un déluge de fleurs, de bouquets et de couronnes ; il marchait lentement ; son cheval était comme figé dans une mer de jeunes filles, ou plutôt d’anges et de chérubins. Quand il apparut enfin sur la place, quatre ou cinq jeunes filles se cramponnaient contre la tête du cheval, deux ou trois autres de chaque côté s’accrochaient aux étriers et aux bottes du prince ; quand elles les avaient tenus un moment, d’autres prenaient leurs places : plusieurs avaient leurs crinolines à traîne déchirées par les pieds du cheval, mais elles ne s’en souciaient guère. Je fus détourné de ce spectacle délirant par le secrétaire du général qui vint me donner une dépêche pour mon colonel. Je fus presque content de m’en aller, car ce spectacle me faisait réellement souffrir, souffrir de joie et de bonheur ; j’avais le devant de ma capote tout mouillé par les larmes qui, malgré moi, ne cessaient de couler en torrent continu de mes yeux.

Nous devions rester en Toscane, en attendant que les événements de la guerre se dessinassent dans les plaines de la Lombardie. Nous allions faire des reconnaissances, quelquefois très loin de Florence ; mais d’ennemis, on n’en voyait pas. Je me demandais souvent ce que nous faisions là. J’avais bien lu un discours du prince Napoléon, affiché sur les murs de la ville et adressé au peuple toscan, dans lequel il disait qu’il n’était en Toscane que pour protéger le duché contre une invasion probable des Autrichiens, qu’il n’avait pas à s’occuper des questions politiques ni à s’immiscer dans les affaires administratives. Les opérations militaires, jusque-là, n’avaient consisté pour nous qu’à marcher sur des fleurs et à passer sous des arcs de triomphe, l’arme sur l’épaule droite. Ce qui me chagrinait, c’est que je ne savais pas au juste où nous nous trouvions, à quelle distance nous étions des armées alliées ; mes connaissances géographiques étaient insuffisantes.

Un jour, me promenant dans la ville et regardant les beaux monuments, j’aperçus un vieux libraire assis devant sa porte et lisant un journal ; j’entre chez lui et je lui demande s’il n’avait pas de cartes du théâtre de la guerre.

— Si, me dit-il, j’en ai une quantité. Je demande le prix :

— C’est un franc cinquante, mais, pour les soldats français, je les donne pour rien.

Puis il me demande si je n’avais pas soif. Je fis une petite grimace qui voulait dire si : « Passons de l’autre côté », me dit-il. Il fit apporter un fiascho di vino vecchio et deux grands verres, et, quand nous eûmes bu notre premier verre, il me dit :

— Mais on dirait que vous êtes un Toscan, en vous enten­dant parler notre langue.

— Non, monsieur, j’en suis loin, je suis Breton.

— Et où avez-vous appris à parler si bien l’italien.

— Voici, monsieur, mon professeur que je tiens à peu près depuis trois semaines (en lui montrant ma petite grammaire que j’avais dans ma poche). Ce serait étonnant, si je parlais bien l’italien, que je ne parle que depuis quelques jours ; il y a cinq ans que je cherche à apprendre le français, et je ne le sais pas encore ; il est même probable que je ne le saurai jamais.

— Le français, je ne sais pas comment vous le parlez, mais, pour sûr, vous parlez fort bien l’italien.

— Compliments et éloges à part, puisque nous nous com­prenons, je désirerais savoir comment et pourquoi nous sommes ici.

— Oh ! c’est bien simple, dit-il, si vous n’étiez pas ici en ce moment, les Autrichiens y seraient et ils auraient pillé, dévalisé et ravagé toute notre belle et riche province. Le grand-duc est parti d’ici avec ses Autrichiens dans l’intention d’y revenir avec une grande armée, de concert avec son confrère de Modène ; mais lorsqu’il a appris qu’une armée fran­çaise allait débarquer à Livourne, il s’est tenu coi. Nous avons bien nos jeunes volontaires, commandés par le général Ulloa, qui gardent les principaux passages par où l’ennemi devait envahir le pays. Mais ces jeunes gens, quoique pleins d’élan patriotique et brûlant d’amour pour l’indépendance et la liberté, n’auraient jamais pu arrêter ces barbares et cruels Tudesques.

Il déploya une carte, puis continua :

— Je crois que vous resterez par ici jusqu’aux événements qui doivent se produire sur les bords du Tessin. Il s’est livré déjà deux petits engagements : un à Montebello, et l’autre à Palestro. En ce moment, les trois armées sont en présence sur les deux rives du Tessin : c’est là que va se décider bientôt le sort de l’Italie. Si les Autrichiens sont battus, ce dont je suis presque certain, ils seront obligés d’évacuer Milan et de se retirer sur l’Adda ou sur le Mincio, et alors nous n’aurons plus rien à craindre ici, car l’armée de Mantoue, que nous craignions, aura assez à faire sur la rive gauche du Pô et ne cherchera pas à passer sur la rive droite. Alors vous serez probablement appelés à passer les Apennins pour vous joindre aux armées alliées de l’autre côté du Pô.

Ceci se passait le 3 juin. Le lendemain au soir, après dix heures, lorsque nous étions tous couchés sous nos tentes, j’entendis un bruit épouvantable du côté de la ville ; j’allais m’endormir ; mais à ce bruit je sors de la tente, les yeux à moitié fermés ; en regardant du côté de la ville, je crus qu’elle était tout en feu : je voyais partout de grandes lueurs multicolores. J’attrape ma capote et je file au pas de course vers ce que je prenais pour un incendie, sans m’occuper si le camp était consigné ou non. En arrivant sur la place, je fus saisi à plein corps, par un individu qui me souleva de terre en m’embrassant et criant avec des larmes dans les yeux et dans la voix : Viva la Francia ! Viva i soldati francesi ! un autre en fit autant, puis un troisième. Je pensais être étouffé. J’avais beau demander ce qu’il y avait, on ne me répondait que par une kyrielle de vivats.

Des bandes parcouraient la ville avec des torches et d’énormes flambeaux, accompagnant des musiques qui jouaient et chantaient tout à la fois la Marseillaise française et italienne ; toutes les maisons étaient illuminées. Ne pouvant savoir la cause de cette scène nocturne, je cours voir si mon libraire était aussi debout. Oh ! oui, certes ! il était debout, et bien occupé : la maison était pleine de monde demandant des cartes du théâtre de la guerre. Là, j’allais encore être l’objet des mêmes transports que sur la place, si le libraire qui m’aperçut ne m’eût fait signe de passer vivement de l’autre côté.

Quand il fut débarrassé de ses clients, il vint à moi les deux bras tendus et, après m’avoir donné l’accolade fraternelle et patriotique, il me dit :

— Eh bien, mon ami, ne suis-je pas bon stratégiste et bon prophète ? Les Autrichiens sont battus, complètement battus à Magenta ; leur armée est en déroute. J’ai reçu la première dépêche à dix heures, car il faut vous dire, mon ami, que je suis un des principaux membres de la Commission municipale de Florence, nommée depuis le départ du grand-duc. L’Italie est sauvée, et c’est à vous, Français, qu’elle devra son salut.

Il envoya sa bonne chercher dans sa cave plusieurs bouteilles du vin le plus vieux. Quelques amis vinrent aussi le voir, ivres de joie et de transports, mais je fus obligé de les quitter, car la nuit s’avançait.

Le lendemain, des Te Deum furent chantés dans toutes les églises ; le prince Jérôme, les généraux et toutes les troupes y assistaient. Nous devions quitter la Toscane de suite après la première défaite des Autrichiens, mais on attendait l’organisation complète du corps de volontaires du général Ulloa qui devait nous suivre au delà des Apennins. En attendant, nous faisions toujours des marches ou des reconnaissances dans les montagnes, et moi, quand j’avais le temps, j’allais causer dans ma nouvelle langue avec Le vieux libraire qui m’avait pris en affection.

— Maintenant, me disait-il, je n’ai plus qu’une inquiétude et un chagrin, car pour moi l’Autriche est perdue, mais c’est le pape qui va encore, comme toujours, mettre obstacle à l’indépendance italienne. Votre magnanime empereur a bien promis de faire l’Italie libre des Alpes à l’Adriatique, mais il ne le peut pas sans renverser le pape, et jamais Napoléon III ne renversera son ami et son compère. Il y a là un véritable malheur pour l’Italie. Ah ! si cet homme n’eût pas été l’ami de Napoléon, ce n’est pas dans les Alpes que Garibaldi serait allé combattre avec ses volontaires qui sont justement presque tous de Rome ; non ; il serait probablement à Rome, mettant encore une fois, comme en 1848, le vieux Mastaï en fuite.

Je ne pouvais rien reprendre à cela, ne connaissant pas alors « le vieux Mastaï » ni la question romaine.

Cependant le 11 juin, on nous prévint de nous tenir prêts à partir le lendemain, de ne pas nous charger de choses inutiles, car la route serait longue et pénible. Elle fut pénible, en effet. Nous étions obligés de faire quatorze à quinze lieues par jour, sur des routes poussiéreuses et sous un soleil brûlant. Nous devions passer par Massa, Pontremoli, Parme et Casal maggiore. Tous les jours, disait-on, le prince recevait des dépêches de l’empereur, qui lui prescrivaient de presser sa jonction avec les armées alliées. Notre marche n’avait plus l’air d’être la marche d’une armée allant à la victoire : elle avait plutôt l’air d’une déroute ; tous les jours on voyait des multitudes de traînards joncher les bords de la route ; les sous-officiers, les officiers d’arrière-garde et les gendarmes avaient beau essayer de les faire marcher tantôt par la dou­ceur, tantôt par les menaces, rien n’y faisait : ces hommes n’en pouvaient plus. Ils arrivaient plus tard dans la nuit, sur des prolonges de train, des voitures d’ambulance et des cha­riots de paysans.

Dans cette marche effroyable, j’avais bien remarqué la supériorité des petits hommes sur les grands. Dans notre compagnie de petits voltigeurs, il ne restait presque jamais personne en arrière ; dans mon escouade, qui comprenait tous les plus petits, jamais un seul n’a manqué à l’appel. Tous les soirs, en arrivant au camp, après avoir mis sac à terre. et tordu leurs chemises pour en faire sortir cinq à six litres d’eau bue et transpirée dans la journée, ils disparaissaient tous, excepté moi, le cuisinier et deux autres pour monter les tentes. Quelque temps après, on les voyait arriver les uns après les autres et de différents côtés, l’un avec des légumes, un autre avec une poule ou un canard, un autre avec deux ou trois petits bidons de vin ou de l’acquavite. Le sergent-major, qui mangeait d’abord à la 1re escouade, avait bientôt demandé de venir à la 8e voyant que nous avions quelque chose à la broche tous les jours, tandis qu’à la 1re escouade ils n’avaient juste que ce que l’administration voulait bien leur donner.

J’avais dans mon escouade deux individus qui avaient servi aux zouaves ; lorsque le sergent-major demandait comment nous faisions pour trouver à fricoter là où les autres man­quaient de tout, ceux-ci répondaient : « C’est de la magie, chef, vous savez que :

Le zouave est un vrai lion, Brûlé par le soleil d’Afrique, Pour enfoncer un bataillon, Il possède une baguette magique.

Nous trouvions partout les mêmes fêtes et les mêmes ovations qu’en Toscane, mais on n’y faisait plus attention : nous en étions rassasiés. On entendait maintenant dans les rangs des jurons, tels que : Ah ! vous nous sciez le dos ! Assez ! apportez-nous à boire, ça vaudra mieux. Si nous commencions à être blasés de ces fêtes continuelles, le prince devait l’être encore davantage. Celui-là n’avait de repos ni jour ni nuit. Non seulement ses oreilles devaient être brisées par les cris et les vivats incessants, mais sa pauvre tête devait être écorchée par les bouquets et les couronnes qui pleuvaient dessus à chaque pas.