PICHAVANT René - Clandestins de l'Iroise (1943-1944)

[...] les réquisitions pour le S.T.O. se font de plus en plus pressantes et, après le départ précipité, le sabotage à la source, qui a solutionné tant de cas, n'a plus cours. Il faut trouver un nouveau moyen de contrecarrer la chasse aux réfractaires.

Les fiches s'éternisent dans les bureaux de l'organisme au fond d'une allée débouchant par une porte en fer entre deux boutiques sur le boulevard Kerguélen, à deux pas du pont qui relie les quartiers de la "rue neuve" (Jean-Jaurès), et la place de Brest. La Feldkommandatur est juste en face, de l'autre côté de l'Odet.

Antoine Le Bris, fils de cheminot, un colosse de vingt-quatre ans y travaille en compagnie de Jeannette Cras et de Loulou Kerneis, qui vient de passer sa licence en droit. Ils ont bien rédigé quelques certificats de complaisance et mis un beau désordre dans les classements, mais il faut frapper plus fort car le recrutement tourne à plein régime et les contrôles sont de plus en plus sévères. L'idée chemine. Quarante-quatre mille dossiers constituent là un danger brûlant. Ils doivent disparaître.

Si près du boulevard au large trottoir où les Quimpérois et les Allemands vont et viennent en promenade, on attirerait vite l'attention, surtout un vendredi soir, comme cela serait indispensable, après la fermeture hebdomadaire, pour ne pas donner l'alerte avant le lundi ... En outre, l'espace est réduit dans la cour, le passage étroit dans l'allée. On ne pourrait se mettre à plus de six. Six pour tant de dossiers ! Il convient en outre de fourbir un solide alibi qui mettre hors de cause le personnel.

On suppute, on discute, on réfléchit, on écarte des solutions et, peu à peu, le plan se décante. André Fauvel, un ancien du lycée qui n'a aucun rapport avec la Résistance et dont le père ne peut être soupçonné d'être lié à des "terroristes", offrira un pot d'anniversaire à l'heure du cambriolage, au "Café de Bretagne", un des remous de la vie locale. Les témoins seront ainsi nombreux ...

Laurent Jacq, un ancien de "Polytechnique", père de deux petites filles, attaché au service du Génie Rural, dirige l'équipe formée par ailleurs de Léon Dolley, employé également au Génie Rural, de Hervé Bénéat, un élève-maître, de Jean Le Corre, footballeur au Stade Quimpérois, de Jean Le Bris, commis d'architecte, frère d'Antoine [1], de François Balès, le boulanger d'Ergué-Gabéric, et de son inséparable Pierre Le Moigne. Sept au total. Ils ont minutieusement préparé, minuté le coup de main.

Ce vendredi 7 janvier 1944, Loulou Kerneis a avancé la pendule de dix minutes, de façon à ce que les bureaux se vident un peu plus tôt que d'ordinaire. Dix-huit heures trente à l'aiguille. Cinq hommes se présentent au guichet et demandent des renseignements sur les formalités à accomplir. Jeannette Cras répond avec patience à leurs questions. Ils ne semblent pas bien comprendre. Les autres employés remisent les porte-plume, quittent leur chaise. La semaine est finie ! Kenavo ! Et les cinq "clients" interrogent toujours Jeannette sur les papiers à remplir ...

Quand la place est vide, elle les plante là et ferme la porte derrière elle. Déjà, les compères sortent les dossiers des armoires, les rassemblent. Cinq minutes plus tard, une camionnette s'immobilise devant le portail de fer, sur le boulevard. Utilisant la clé remise par Antoine, François Balès et Pierre Le Moigne entrent, une pile de sacs sur le bras. À l'intérieur, les autres ont vite fait d'entasser quarante mille dossiers, pêle-mêle, et jettent le reste dans les blouses des secrétaires, nouées en ballots.

Au rythme de déménageurs au travail, ils portent le chargement dans le véhicule, sans trop s'inquiéter des deux soldats allemands qui, dans la cour, les regardent s'affairer et ne trouvent pas étonnants leurs navettes accomplies avec une tranquille assurance. Et la cammionnette, bien remplie en un quart d'heure, prend le chemin d'Ergué-Gabéric, tandis que les cinq membres du commando se rendent d'un pas joyeux au "Café de Bretagne" où André Fauvel verse ostensiblement le vin d'honneur.

Dans le four de la boulangerie de François Balès, les feuilles du S.T.O. font un grand feu de joie, à dix-neuf heures ...

L'enquête de la Gestapo et du commissaire Bodiguel, à partir de maigres indices, de bavardages et de dénonciations surtout, les mènera sur la bonne piste.

Dès le lendemain, Jeannette Cras et Loulou Kerneis, premiers suspects, sont arrêtés. Jeannette recouvrira la liberté au bout de quatre-vingt six jours. Le 14 février, un mois après, viendra le tour de Lanrent Jacq, interpellé dans le bureau de l'ingénieur en chef de Génie Rural, Hamon ; d'Antoine et de Jean Le Bris, de Hervé Bénéat, de Jean Le Corre, d'André Fauvel, de Léon Dolley [2].