Extrait n° 1 (page 45) :
BAPTÊME D'UNE MACHINE À PAPIER
L'usine d'Odet n'avait été, à l'origine, en 1822, qu'un modeste moulin à papier, fondé par un grand oncle sur la rivière, en aval [2] de Quimper. Il avait utilisé la force motrice d'une chute d'eau, et cela grâce à un canal de 1 500 mètres creusé à mains d'homme par un prodigieux effort. Au commencement, aussi, le papier se faisait à la main, puis vinrent les machines, au temps de mon grand-père, puis de mon oncle René. Dans ma toute petite enfance, ce devait être avant 1914, je fus marraine de l'une d'entre elles, lors d'une fête rituelle, car on bénissait les machines comme on bénissait les barques des pêcheurs, dangereux instruments de travail pour lesquels on demandait la protection divine. J'étais toute raide dans une robe empesée en broderie anglaise, donnant la main au contremaître d'alors, Rolland, un grand homme d'allure noble aux favoris et à la barbe blanche, dans un costume breton bleu de Roi, brodé du même ton que les genêts en fleurs.
Je me sentis très importante quand je coupai le fil symbolique et qu'on déclencha la machine, à grands bruit. Le Recteur était venu du bourg avec ses vicaires en grands surplis blancs sur leurs longues robes noires. Ils récitèrent des prières auxquelles répondaient toute l'assistance, les ouvriers et la famille au complet.
§ Il y eut des dragées ...
Il y eut des dragées, une distribution de sous aux enfants et des boissons, mais là se borne l'image dans mon souvenir. Ce qui me fascinait, c'était de voir le liquide laiteux des grandes cuves se transformer sous mes yeux en passant sur des feutres tout fumants de vapeur pour devenir de longues feuilles de papier blanc neigeux qui s'enroulaient sur des bobines, comme par miracle. Le spectacle tenait de la magie et m'enchanta bien souvent. J'en retins que tout se transforme.
À quelques jours de là, une nouvelle se répandit de bouche à oreille : le vieux contremaître, pris d'un malaise, s'était affaissé et était mort. Tout le monde semblait consterné et mes questions tombaient dans le vide. Comme j'insistais pour revoir mon grand ami, Maman décida de m'emmener chez le mort pour me familiariser avec la fin humaine. Nous voilà donc entrant dans sa maison où tout le monde parlait à voix basse. Les femmes avaient les yeux rougis d'avoir pleuré ; lui était calme sur son lit avec son beau costume et un chapelet dans ses mains livides croisées sur son cœur. Les volets de la chambre étaient clos et il y avait quatre grands cierges allumés près de sa couche. On me fit embrasser son front qui était froid comme une pierre mais il ne m'effraya pas, car il avait l'air de dormir en souriant. Après une courte prière, Maman me dit : « Prie le bon Dieu qu'il le reçoive en son Paradis et que nous l'y retrouvions » ; je pensais tout naturel le rendez-vous.
Ce fut ma première rencontre avec la mort. Le grand homme aux mains chaudes qui me guidait si gentiment ne bougeait plus. Il était froid, mais nous allions le retrouver un peu plus tard au ciel ; il dormirait tout le temps jusque là, c'est tout.
|
|
|
Extrait n° 2 (page 103) :
LE TROU DU NAIN
Il n'y avait pas que des drames. Mon frère inventait mille diableries. Le trou du nain lui donna l'occasion d'en improviser une.
Tout proche de l'Odet, à flanc de colline, un amoncèlement de rochers. certains branlants et en promontoire, d'autres plus enfoncés dans la terre. Il y avait une sorte de souterrain fait de larges et sombres anfractuosités.
On racontait que, pendant la Révolution, un seigneur très petit de taille, sorte de nain, s'était caché là et avait traversé la tourmente grâce aux paysans d'alentour qui lui apportaient sa subsistance.
Nous étions un peu effrayés d'aller à la découverte dans le sombre domaine.
Mon frère en tira un bien vilaine farce. Il persuada le jeune paysan naïf, Corentin, d'aller au trou de nain car, lui, avait entendu une voix, mais il fallait y aller seul et marquer ainsi son courage pour entendre la voix d'outre-tombe.
Transi et apeuré, mais honneur oblige, notre Corentin s'en va faire ses preuves de garçon sans peur. Et mon frère, caché au plus creux du trou, une bougie faisant trembler sa flamme à la manière d"un revenant, pousse d'étranges hurlements qui font déguerpir notre Corentin, plus mort que vif.
Nous le laissâmes se remettre de son aventure sans le détromper, mais en secret, j'en voulus à mon frère d'avoir ainsi abusé de la crédulité du gars et l'histoire en perdit son charme.
|
|